Pratiquer jusqu’à Carnegie

« On raconte qu’à un passant qui lui demandait comment accéder au Carnegie Hall, le violoniste Jasha Heifetz aurait répondu: “Pratiquez, pratiquez, pratiquez !” »
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10.000 heures

Les recherches réalisées par Anders Ericsson à l’Académie de Musique de Berlin en 1994 ont popularisé l’idée qu’il fallait 10.000 heures de pratique pour atteindre un niveau d’expert dans n’importe quelle discipline, contre-balançant ainsi l’idée que le talent serait inné et inégalement réparti.

Or évidemment, ce n’est pas si simple que cela. Ce qui est vrai dans un sens - les plus grands artistes du monde ont probablement tous plus de 10.000 heures à leur actif - n’est pas vrai dans l’autre - tous ceux qui ont plus de 10.000 heures à leur actif ne sont pas forcément devenus les plus grands artistes du monde. Life is still a b****

Pour un musicien, une des consécrations ultimes est probablement de jouer à Carnegie Hall, New York. Alors quelle est l’équation qui permet réellement d’y accéder, si celle de “Pratiquez, pratiquez, pratiquez” ne suffit pas?

« Choisis un travail que tu aimes et tu n’auras pas à travailler un seul jour de ta vie »
— Proverbe

1ère étape : Trouver sa vocation

Vaste question, que se posent en ce moment des milliers d’élèves de Terminale à l’aube de saisir leurs choix dans Parcours Sup, et qui a de moins en moins de sens lorsque l’on observe les changements colossaux du rapport au travail. Le monde du travail devient en effet plus volatile et complexe : 71 % des personnes de 18 à 29 ans ont déjà vécu plusieurs changements d’emploi, contre 53 % pour les plus de 40 ans (source Ifop 2017).

Le mot même de vocation fait peur : il donne la sensation que c’est pour toujours, que l’on ne pourra plus en sortir, et qu’il faut vraiment bien choisir !

Il s’agit en fait plutôt de trouver ce qui nous fait vibrer et que l’on pourrait faire des heures et des heures sans se lasser : imaginez faire cette activité pendant 10.000 heures. Pensez à ce que vous faites lorsque vous êtes en état de “flow”, l’expérience optimale décrite par Mihaly Csikszentmihalyi.

2ème étape : Se fixer des objectifs

Pas de Carnegie sans un minimum d’ambition et de motivation. Ce n’est pas nouveau : la théorie des objectifs a été largement diffusée depuis la thèse de doctorat de Locke en 1964 et reprise dans le monde de l’entreprise. Des objectifs et une intention clairement identifiés sont des éléments clés pour modifier un comportement et influencer les résultats. Et pour être “SMART”, un objectif a besoin d’être Spécifique, Mesurable, Ambitieux, Réaliste et inscrit dans le Temps. Vous voulez réellement jouer à Carnegie un jour ? Commencez par viser de petites salles, à votre portée, dans un avenir proche, et observez toutes les composantes de l’expérience : combien de personnes sont venues, leurs commentaires, vos sensations et votre plaisir…. et souvenez-vous que les Beatles avaient déjà 270 concerts à leur actif lorsque l’on a commencé à entendre parler d’eux.

3ème étape : Construire son écosystème

Le talent n’est pas une entité isolée qui se construit seule, mais un des éléments du “Scenius”, selon le terme imaginé par Brian Eno en associant “Scene” et “Genius”. De qui et de quoi avez-vous envie de vous entourer pour favoriser l’émergence d’idées, la critique constructive, la pensée divergente, et le plaisir de créer et fabriquer des choses à plusieurs ? Quel est votre ecosystème idéal ? Il n’a d’ailleurs pas vocation à être figé : votre scenius évoluera avec votre genius ;)

Austin Kleon. Show your work.

Austin Kleon. Show your work.

4ème étape : échouer … mais pas trop

Dans le domaine artistique, l’échec et les fausses notes sont des tremplins pour comprendre dans quelle direction orienter nos efforts, nous en avons parlé dans Couacs et Cie, et les entrepreneurs le savent aussi : leurs échecs sèment souvent les graines de leurs succès futurs.

Oui mais… .une étude japonaise récente modère tout de même l’effet bénéfique de l’échec sur les performances futures de l’entrepreneur : Yamakawa, Peng et Deeds (2013) ont exploré l’influence des déterminants cognitifs (à savoir, l’attribution interne de la cause de l’échec et la motivation intrinsèque d’en relancer une nouvelle) et de l’expérience d’échecs sur la croissance d’une entreprise. Leurs résultats montrent que les entrepreneurs s’auto-attribuant l’échec réalisent de meilleures performances quand ils ont vécu un nombre d’échecs peu important. En revanche, leurs performances chutent lorsqu’ils ont enduré de nombreux échecs. Dès lors, il semblerait que les performances futures d’un individu dépendraient du nombre d’échecs qu’il a connu et de son mode cognitif.”

5ème étape : pratiquer, pratiquer, pratiquer

Cette étape est une constante : quels que soient votre vocation, vos objectifs, votre écosystème et votre attitude devant l’échec et les fausses notes, la pratique est incontournable. Imaginez et mettez en place les rituels qui vous permettent de pratiquer tous les jours, même pour une durée courte. Testez-en plusieurs, ajustez-les, puis ne vous posez plus de question et lancez-vous.

6ème étape : montrer son travail

Je ne connais pas d’artiste qui ait joué à Carnegie Hall sans s’être auparavant exposé au regard et aux oreilles de nombreuses personnes. Se montrer et montrer ses oeuvres est un risque réel, existentiel, parfois angoissant et douloureux car la peur d’être rejeté, incompris ou mal aimé est logée quelque part au fond de chaque artiste, non ? Et pourtant, c’est un passage obligé, que ce soit pour progresser en recevant de la critique constructive (“feedback is a gift”, la bonne blague…) que pour imprimer dans le corps et le cerveau tous les éléments d’une oeuvre en faisant plusieurs rodages avant un concert.

Mais attention à ne pas montrer son travail n’importe où. Commencer par des lieux amis et devant des personnes qui nous soutiennent. Evitez l’expérience de Joshua Bell, grand violoniste de renommée internationale, qui a joué dans le métro un morceau du programme qu’il avait joué dans une salle prestigieuse la veille. On ne reconnait pas le talent dans un lieu inattendu, alors choisissez bien votre “scene” pour montrer votre “genius” ;)

Et après Carnegie ?

Peu de musiciens parviennent à cette apothéose, et je soupçonne un certain nombre d’entre eux de se demander, après le concert “Et maintenant?”. Quand on a atteint le sommet, que peut-on viser ensuite? Lorsque tous les efforts sont tendus vers un but si élevé, pendant de si nombreuses années, que deviennent ces mêmes efforts une fois le but atteint? Parvient-on à simplement savourer et célébrer l’événement et à tranquillement préparer le concert suivant ? Je ne sais pas, je n’ai jamais joué à Carnegie.

Et vous, quelle est votre vocation, votre flamme intérieure ? Quel est votre Carnegie Hall à vous ? Quel écosystème et quels rituels de pratique avez-vous trouvés ou aimeriez-vous construire ? Quels échecs vous ont fait grandir et à qui avez-vous montré votre travail ?

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